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Penser le mal aujourd’hui : théodicée et pandémie

La réponse de l’engagement


La période de crise majeure que nous vivons aujourd’hui ne peut manquer de nous interpeller sur l’un des grands problèmes de l’humanité : celui du mal. C’est toujours dans ces temps de crises extrêmes que l’on voit émerger des tentatives d’explication basées sur une interprétation de la volonté de Dieu qui interviendrait dans le monde, sous la forme d’une punition, ou d’un avertissement, ou d’un message caché derrière la manifestation d’un mal, en l’occurrence aujourd’hui la pandémie. Ce mode de pensée peut amener ses auteurs, par exemple, à refuser purement et simplement de se protéger de la pandémie, pour la raison qu’elle est la volonté de Dieu et qu’il faut donc laisser cette volonté s’accomplir.



Paul Ricoeur, philosophe d’inspiration protestante, et plus largement père de l’herméneutique moderne, celle que nous utilisons aujourd’hui la plupart du temps sans le savoir pour lire et interpréter la Bible, à écrit plusieurs ouvrages et articles sur la question du mal. Je prendrai pour main courante le livre qu’il a publié en 1986 sous le titre : « Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie »[1].


En premier lieu, penser une théodicée, c’est essayer de faire tenir ensemble les trois affirmations :

  • Dieu est tout-puissant

  • Dieu est amour et absolument bon

  • Pourtant le mal existe


On comprend fort bien que si Dieu est à la fois tout-puissant et bon, il est impossible qu’il ait créé et voulu le mal. La théodicée entend dépasser cette aporie[2], mais nous allons voir que ce qui ne va pas dans cette démarche est la manière même de poser le problème du mal. Et en premier lieu, cette forme de pensée « place sous le même terme – le mal – des phénomènes aussi disparates que le péché, la souffrance et la mort. »[3] Mais on voit déjà une différence de taille : qu’en est-il de la souffrance subie quand aucune cause ne peut être invoquée, par rapport au mal commis volontairement ?



Dans l’histoire de la pensée religieuse, la Gnose, aux premiers temps du christianisme et même avant lui, a eu notamment pour vocation d’expliquer le mal. Pour les courants gnostiques, les forces du bien sont engagées dans un combat sans merci avec les armées du mal en vue d’une délivrance de toutes les parcelles de lumière (certains humains choisis) tenues captives dans les ténèbres de la matière. Cette pensée est fortement imprégnée de dualisme d’origine grecque, à partir de mythes que l’on veut rationnaliser. De la même façon, le manichéisme, que saint Augustin a combattu, imagine deux forces à l’œuvre, le bien et le mal, y compris en l’humain lui-même. Pour autant, saint Augustin a aussi en quelque sorte « inventé » le péché originel : « Plus gravement, écrit Ricoeur, Augustin et Pélage, en offrant deux versions opposées d’une vision strictement morale du mal, laissent sans réponse la protestation de la souffrance injuste, le premier en la condamnant au silence, au nom d’une inculpation en masse du genre humain (le péché originel), le second en l’ignorant, au nom d’un souci hautement éthique de la responsabilité.»


Dans sa « théologie brisée », Karl Barth, théologien protestant du 20ème siècle, reconnaît l’incompatibilité du mal avec la bonté de Dieu et la création. Il voit le mal surtout comme un néant hostile à Dieu, un néant de destruction et de corruption. Dans cet esprit, la souffrance humaine refuse de se laisser inclure dans le cycle du mal moral à titre de rétribution, ce qui est l’essence de la théodicée. Pour Barth, le néant, c’est ce que le Christ a vaincu en s’anéantissant lui-même sur la Croix, et ainsi en Jésus-Christ, Dieu a rencontré et combattu le néant, ce qui a pour conséquence que nous connaissons le néant. Le néant, à cet égard, c’est quelque chose que Dieu ne veut pas.


Évidemment, comme le souligne Ricoeur dans son commentaire de Barth, si Dieu combat le mal comme quelque chose qu’il ne veut pas, on se heurte à une nouvelle aporie : ou bien Dieu gagne ce combat et sa toute-puissance prime sur tout le reste, ou bien il le perd et il n’est pas tout-puissant. Or il semble bien que, d’un point de vue uniquement humain, face à une pandémie ou à un tsunami qui font des centaines de milliers de morts et beaucoup de souffrances, Dieu a (apparemment) perdu la partie. La théodicée est donc confrontée ici à la mise en cause radicale de la puissance de Dieu, et elle y répond en invoquant une «raison» divine à ces malheurs.


Mais cette dernière affirmation ne repose que sur une idée que l’humain se fait de Dieu, et non sur l’événement de l’Incarnation et de la mort de Jésus sur la Croix en tant qu’événement à partir duquel il nous faut penser Dieu d’une nouvelle façon. Dans cette nouvelle perspective, la pensée humaine n’est plus le point de départ d’une spéculation sur Dieu, elle est renversée, subvertie par l’événement inouï de la venue de Dieu sur terre en la personne de Jésus-Christ, et de sa mort (humaine) sur la Croix. Comprendre le mal ne peut plus dès lors être pensé, pour un chrétien, sans qu’intervienne la foi qu’en fin de compte, Jésus est l’Amour lui-même qui a rencontré le mal, et qu’il a vaincu le mal par la résurrection.


Ce qui précède ne suffit pourtant pas à répondre à l’absurdité radicale du mal, ou de la condition humaine, telle qu’elle est posée par exemple par Albert Camus dans le Mythe de Sisyphe ou dans l’Étranger, selon un point de vue agnostique. Et nous rejoignons ici l’approche de Ricoeur quand il veut lier le problème du mal et notre action humaine face à lui. On sait que pour Camus, c’est l’engagement humain contre le mal (notamment contre le totalitarisme nazi) qui est la réponse à la question du mal. « Il nous faut croire Sisyphe heureux », dit Camus, et cela malgré le mal inhérent à la condition humaine.

Mais on peut dire que Ricoeur va plus loin et autrement, car la condition humaine absurde ne correspond pas à sa conviction profonde de chrétien. L’échec apparent de notre pensée sur le mal radical, dit Ricoeur, ne signifie pas la capitulation de la pensée. Il signifie seulement que « le travail même de la pensée n’est pas aboli, mais il inclut l’aporie du mal. C’est à cette aporie que l’action et la spiritualité sont appelées à donner non une solution, mais une réponse destinée à rendre l’aporie productive[4] Et la première réponse, après la pensée, c’est l’action, et ici Ricoeur rejoint Camus. Or l’action, dit Ricoeur, c’est tenter de répondre à la question : « Que faire contre le mal ? ». Il s’agit alors de s’engager dans une tâche à accomplir qui réplique à celle de penser l’origine du mal. C’est ce que font tous ceux qui se sont mis au service des autres pendant cette pandémie. Nous savons bien, intuitivement, quand nous voyons par exemple une infirmière en hôpital, ou une aide-soignante dans un EPHAD, dire quelques mots d’amour à une personne en détresse, qu’il se passe alors quelque chose qui vient en quelque sorte s’interposer entre nous et l’absurdité du mal.


Mais cette réponse, dit Ricoeur, ne suffit pourtant pas encore à celui qui, frappé par un mal incompréhensible, se demande : « Pourquoi moi ? ».


Il y a une première réponse qui est celle de se dire : « Non, Dieu n’a pas voulu cela ». C’est ici qu’il nous faut dénoncer l’échec de la théorie de la rétribution selon la théodicée, qui attribue à Dieu une logique de récompense ou de punition. Cette logique, une fois de plus, part uniquement d’un raisonnement humain, et répétons-le, depuis qu’au 20ème siècle, le christianisme a renoncé à idéaliser la raison humaine toute-puissante qui avait produit tant de malheurs, nous savons que la foi est toujours un mélange subtil de foi et de raison et que l’idée de Dieu dans laquelle la raison est dominante est toujours une idée fausse. La théorie de la rétribution est l’une de ces idées rationnelles mais fausses, que Jésus lui-même a pourtant disqualifiée en ne nous donnant qu’une seul commandement : « aimez-vous les uns les autres », ou en guérissant l’infirme de Bethasda, sans aucune demande et sans aucun mérite de celui-ci.


Deuxièmement, il y a aussi la possibilité de la plainte contre Dieu. C’est la voie qu’a suivie Elie Wiesel dans tous ses écrits : « Ce contre quoi elle proteste, c’est contre l’idée de ‘la permission’ divine qui sert d’expédient à tant de théodicées… L’accusation contre Dieu est ici l’impatience de l’espérance. Elle a son origine dans le cri du psalmiste : ‘Jusques à quand, Seigneur ?’ »[5]


Enfin, — et c’est peut-être, avec la réponse de l’amour, le point le plus important — il nous faut prendre conscience que nos raisons de croire en Dieu n’ont rien à voir avec l’explication de la souffrance ou du mal. Nous croyons malgré le mal, ou en dépit du mal. Si ce n’était pas le cas, alors le désespoir gagnerait la partie. Mais reste en nous, avec la foi même vacillante, une part imprenable. C’est la part qu’exprimait Etty Hillesum, dans les sombres temps du nazisme aux Pays-Bas, avant de partir pour le camp de concentration, quand, engagée de tout son être au service de ses frères et sœurs juifs, elle priait ainsi : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. »[6] Nous pouvons, quant à nous, croire que Dieu l’a aidée infiniment au-delà de ce qu’elle espérait, et que c’est cela la réponse de Dieu au mal, qui peut être une réponse pour chacune et chacun d’entre nous.

Jean-Yves Rémond

Mai 2020


















[1] Paul Ricoeur, « Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie » in Lectures 3, Le Seuil, 1994. [2] Une aporie est un problème sans solution possible ou une question ne pouvant recevoir aucune réponse satisfaisante. [3] Ricoeur, ibid., p. 212. [4] Ricoeur, ibid., p. 229. [5] Ricoeur, ibid., p. 230. [6] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Journal 1941-1943, Le Seuil, 1985, p. 166.

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